Mes débuts avec Jaoul


Un échouement devant Isigny sur mer (avril 2007)


    C'est ma première sortie avec Jaoul. Bien qu'il soit tôt en saison, je suis impatient de faire naviguer mon bateau ; la configuration des jours fériés  et la nécessité administrative de solder les congés de l'année 2006 avant la fin du mois d'avril, précipitent la prise de vacances autour de Pâques pour profiter du maximum de jours consécutifs. 
    Jaoul est là où je l'avais laissé quand on l'avait convoyé avec Jean-Louis, le propriétaire précédent. Je suis seul à bord. J'ai à peine embrayé le moteur en marche arrière pour sortir de ma place au port de Carentan que Jaoul se vautre sur les autres bateaux, puis  plante son nez dans les roseaux de la berge avant que je comprenne ce qu'il se passe : j'ai oublié de descendre la dérive centrale et, sans elle, le bateau est ingouvernable. J'ai un coup au moral ; heureusement, c'est trop tôt en ce jeudi saint pour quelqu'un puisse témoigner de mon incompétence.
Cliquez pour agrandir l'image  J'entre dans l'écluse, laisse la barre et cours aux amarres que je noue à toute vitesse pour éviter que Jaoul ne s'écarte trop du bajoyer. Au sortir, je vais attendre d'être en pleine mer pour enlever les pare-battage, lover et ranger les amarres parce que j'ai trop peur de m'échouer sur la rive par inattention.
    Au sortir du chenal, cap sur St Marcouf au moteur, je n'ai pas le choix avec ce vent dans le nez. J'installe le pilote électrique. Il ne marche pas bien. Le bateau fait des zigzags épouvantables et une fois ou deux, il se met à tourner en rond. Pourtant, j'avais vu fonctionner le pilote de façon correcte. J'arrète le moteur et, laissant la barre un instant, je plonge dans la cabine pour consulter la documentation, et remonte avec en un éclair : peur de laisser Jaoul seul faire n'importe quoi. La documentation est difficile à consulter quand le vent tourne les pages sans qu'on le lui demande. Puis remettre le moteur, garder le cap, redescendre dans la cabine pour faire le point en laissant la barre. Il m'a fallu quatre heures pour parvenir à St Marcouf.
  Le mouillage est plutôt agité. Je passe une soirée en tête à tête avec le vent, les sternes et les goélands. Les clapotis de l'eau sur la coque font un bruit de bidon partiellement rempli qu'on secoue pour en évaluer le contenu. Cette nuit, au moins pendant la première partie,  je me lève au moindre bruit, prends des repères sur les îles pour voir si Jaoul ne chasse pas. Au matin, je me lève, j'ai bien dormi grâce au clapot qui a cessé en deuxième partie de nuit. Je mets en route le chauffage à pétrole avant toute chose, puis allume la cuisinière suivant l'immuable rituel de préchauffage avant d'engouffrer un copieux petit déjeuner.
    L'île de Terre est interdite au débarquement, c'est une réserve naturelle. Sur l'île du Large, on peut débarquer et visiter le fortin qui trône dessus. On peut même accéder à la poterne à marée haute et rester au pied du rempart à marée basse, dans une fosse qui sert de douve, mais je n'y risquerais pas Jaoul. Il faudrait que je débarque en annexe pour reconnaître les lieux. Mais seul, dans une annexe légère avec des rames, avec le courant qu'il y a entre ces deux îles, c'est courir le risque de ne pas pouvoir revenir au bateau. 
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    La journée du vendredi saint, s'annonce belle. Un petit nordet frisquet, un soleil étonnamment brillant.
    Une remontée de chaîne au guindeau électrique, sans que j'aie besoin de sortir la notice pour l'utiliser, et me voilà parti vers Isigny. J'ai remis le pilote : zigzags derechef. Puis, dans ma tête, une idée : « La dérive arrière, si j'essayais de la descendre? ». La chose faite, le bateau se met, ô miracle, à aller droit. Reste plus qu'à affiner pour aller dans la bonne direction.
    Le brouillard tombe d'un coup. Le GPS indique qu'on est à l'entrée du chenal d'Isigny.
    La bouée verte marquée ISIGNY, là devant.
    J'ai faim. Et besoin de m'arrêter pour préparer tranquillement Jaoul à son accostage avant d'embouquer le chenal plus avant.
    La mer est d'huile Je mouille dans quatre mètre d'eau. Plaisir de m'arrêter au milieu de nulle part et de préparer mon repas. Prendre mon temps. Dans l'entrefaite, le ciel se dégage, un soleil radieux inonde l'intérieur de Jaoul. Je sors sur le pont pour prendre mon premier bain de soleil, un bol de chicorée fumante entre les mains.
Cliquez pour agrandir l'image    L'arrivée dans le port d'Isigny se fait dans un grand calme. J'ai tout prévu, une amarre sur chaque taquet et les pare-battages sur les deux bords. Je suis serein. J'ai prévu de faire un tour dans le port avant de choisir ma place. Au confluent des deux rivières, je laisse la Vire à tribord et embouque l'Aure. Tout doucement, j'avance jusqu'au pont de pierre qui ferme le port. On entend passer les voitures, des éclats de voix.
    Demi-tour devant le pont. Des gens à la terrasse d'un café s'arrêtent pour regarder manœuvrer Jaoul ; il prend presque toute la largeur entre les deux rives. Puis je vais m'amarrer à un ponton en aval.
    Ne pas oublier de remonter les dérives avant de poser dans la vase. 
Cliquez pour agrandir l'image    Jaoul, le plus gros bateau du port.
    Les badauds sur le quai. Les conversations. J'y prends part et j'aime çà.
    Un chantier sur le quai, un voilier en bois qu'on sort de l'eau à la grue. J'aide à pousser la remorque dessous pour qu'il vienne se loger sur son ber et partir en réparation sous le grand hangar.
    Conversation avec le responsable du port. Un gars charmant qui vient aux nouvelles. On parle de la mer et des bateaux, des gens d'ici et de l'envasement du port.
    A marée basse, Jaoul est droit sur la vase avec la muraille du quai qui protège de la ville. L'Aure court sans retenue vers la mer.
    Pénétrer dans la ville par la mer et débarquer au pied des maisons.
    Je déplie mon vélo et me voilà goûtant le vent dans les rues. Faire les courses dans une ville inconnue. Impression forte de liberté
    A neuf heures du soir, je suis encore dehors malgré le froid qui tombe, à siroter emmitouflé, un café au lait bouillant qui me réchauffe les mains, adossé au rouf les jambes allongées sur un banc du cockpit.
    Le soleil est en train de disparaître derrière le quai quand le ciel est encore bleu. A marée basse, l'Aure continue sa course entre les platins de vases qui n'en finissent pas de miroiter. En se courbant vers la rivière amincie, les platins font des séracs et finissent dans l'Aure par une courte falaise sombre.
    L'Aure n'avait pas encore retroussé ses eaux et Jaoul ne flottait toujours pas quand je m'endors dans ma cabine douillette.
  Le lendemain, c'est samedi. Ma famille vient à bord pour découvrir mon bateau. Salomé m'avait dit : « Je vais dormir dans ton bateau Papy ! ». Elle vient vers midi. Le temps de manger ensemble et ce sera le moment de larguer les amarres pour un tour vers St Marcouf avant un retour à Carentan. Mais pour l'heure, j'ai la matinée pour moi.
    Il fait un temps magnifique. Un temps froid, avec une belle lumière pour faire des photos. Pas la peine de m'habiller, j'enfourche mon vélo avec juste un blouson sur mon pyjama et me voilà parti voir la Vire qui conflue en aval. Les pêcheurs à la ligne sont déjà là. Il n'est pas plus de neuf heure et l'air et vif.
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Je prends des photos de l'épave qui gît là. Les couleurs, les craquelures de peintures, les fissures du bois, la rouille des ferrures, la courbure de la carène et la disposition des bordés… des matières, des formes pour dire la beauté.
    Je suis bien. Je me sens à ma place. Je suis un homme des lisières, celui qui se tient à la frontière des choses pour mieux les goûter. Aujourd'hui, à Isigny sur mer, je sens l'unité se faire en moi, l'Alliance chère à Moitessier.
    Le bateau, un chez soi partout ; la photographie restitue l'inattendu dans ce qui est là ; l'écriture dit le monde ; ces choses qui me permettent d'être dans le monde sans être du monde. Je suis un spectateur et j'en suis heureux.

    Jaoul est au complet. Salomé et sa mère sont assises devant le mat pour jouir de la balade, ma mère est assise dans le cockpit, Michèle est debout, inquiète. Je largue les amarres et Jaoul se met en travers.
    Merde, j'ai encore oublié de descendre la dérive centrale. Je cours à l'intérieur et l'abaisse. Puis je reviens à la barre. J'accélère. Ouf ! On est parti. Je remonte le port vers le pont pour faire admirer le lieu à mes invités. Puis, je redescends la rivière.
    Dans le chenal, cap au 352. C'est la direction de St Marcouf. Le vent de nordet est vif. Il faut défaire les pare-battages et ranger les amarres. Je donne des ordres. J'abaisse la dérive arrière et je vais chercher le vérin du pilote pour le mettre en place sur la barre. On est plutôt sur la gauche du chenal. La barre est dure. Je trouve que Jaoul est sensible au vent et dérive beaucoup. Je regarde Michèle lover les amarres. Elle s'embête pour rien. Elle fait de trop courtes glènes. Et c'est plus difficile et plus long à lover…
    Tout à coup, le paysage ! Je ne le reconnais plus. Je ne sais plus où je suis et je panique un peu. Les perches vertes à… voyons bâbord en sortant… enfin je crois. Là-bas des bouées. C'est bon il faut passer au milieu mais là les perches… je ne sais plus.
    Alors, Jaoul freine d'un coup.
    Moteur au point mort.
    On est planté.
    Les dérives, à remonter. Vite. La dérive arrière surtout. Faut pas que le bateau pèse sur elle. Elle est fragile et risque d'endommager la coque en faisant ouvre-boîte.
  Elle passe au milieu du réservoir à fuel et c'est comme ça que Jean-Louis a perdu son moteur quand de l'eau a pénétré dans le réservoir de gasoil. Je ne pense qu'à ça, au pire forcément, en tirant comme un sourd sur le bout de relevage. Merde, elle ne remonte pas. Marche avant. Marche arrière. Je tire. Marche avant, marche arrière. Elle vient un peu.    Je tire de toutes mes forces. Elle est prisonnière de la vase. Elle se relève enfin. Puis en un éclair, j'imagine le bateau trop couché à cause de la dérive centrale restée abaissée. Alors je saute à l'intérieur, la remonte frénétiquement à grands coups de manivelle et je gicle dehors. Moteur avant toute. Puis arrière toute. Rien à faire. Jaoul ne bouge pas. On est plantés. Bien plantés.
  Suis une grosse crise de découragement. Se planter au sortir du port, c'est lamentable.
  Au plain, par-dessus le marché.
    Et ce n'est pas tout : on va vers la morte eau et les marées ne monteront pas aussi haut. On peut s'échouer de toutes les façons mais surtout pas au plain (à marée haute) en coefficient décroissant.
  J'ai tout faux, je suis nul.
  La balade est terminée.
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  Ça fait pas trois jours que j'ai pris Jaoul en mains et j'accumule les conneries ! Je réfléchis à comment sortir de là. Des bateaux à moteur viennent voir. A l'un, je demande de me porter une ancre vers le milieu du chenal afin de me déhaler dessus à la prochaine marée haute. Les gars refusent :« T'as qu'à appeler la SNSM, ils viendront avec la vedette!».
    La SNSM, solution de facilité. On ne va quand même pas les déranger pour si peu ! L'absence de solidarité de ces gens me révolte et m'attriste à la fois.
    La marée descend et peu à peu, se dévoile le paysage. Nous sommes échoués sur le platin à la limite des perches vertes, Jaoul est couché au-dessus d'une falaise de vase, l'hélice et le gouvernail sont suspendus au-dessus des eaux. Tant que la marée n'est pas descendue complètement, on ne peut rien faire. Je réfléchis et chacun de ma famille me donne son avis sans savoir. Je suis obligé de hausser la voix pour les faire taire. Je ne connais pas le bateau et j'ai besoin de calme pour réfléchir à comment sortir de cette situation.
    Je refais mes calculs pour tenter de savoir à qu'elle heure de la marée c'est arrivé. Peut-être y a-t'il une chance ! Comme nous sommes partis un peu après pleine mer, il y a un petit espoir de voir Jaoul flotter librement à la marée suivante. Soit dimanche vers une heure et demie du matin.
    A marée basse, je descends porter l'ancre dans le ravin de glaise. Mes bottes, aspirées par la vase, font ventouse. J'ai du mal à avancer. Je risque à chaque pas de m'étaler. Je balance l'ancre et reviens, grimpe sur le bateau en faisant attention de ne pas trop le souiller.
    A l'heure du repas, j'explique la procédure d'allumage de la cuisinière en même temps que je prépare une deuxième ancre à jeter plus loin afin d'éviter que le flot nous repousse plus haut encore sur le platin. Les femmes n'arrivent pas allumer le réchaud et laisse le pétrole s'écouler. La flaque de pétrole s'enflamme et un nuage noir envahit la cabine. Impossible à éteindre. Il faut ouvrir tous les capots pour laisser s'échapper la fumée. Michèle veut prendre l'extincteur. Je m'y oppose car, la poudre qu'il contient finira de salir tout l'intérieur. Non, il faut laisser brûler la flaque jusqu'à épuisement.
    Et ça marche. Le feu s'éteint tout seul. La fumée n'a rien sali, c'est une chance. Par contre la cuisinière est noire de suie. Après nettoyage, on reprendra calmement l'allumage et  le repas cuira très bien.

    La nuit ne va pas tarder. Il faut porter une autre ancre le plus loin possible dans la rivière. Avec Fanny, nous gonflons l'annexe. Il faudra pagayer dur contre le courant. Je réfléchis à la manœuvre, on ne doit en aucun aggraver la situation. On ne peut pas remonter le courant à la pagaie, il faudra se déhaler sur la ligne de mouillage. J'assure par un bout relié au bateau tous les mouvements de l'annexe. Je descends le premier et fais glisser l'annexe sur le talus de vase. On me passe le mouillage : l'ancre la chaîne, et le câblot dont une extrémité est amarré au bateau. Je retourne le tout dans l'annexe afin de jeter l'ancre en premier et laisser filer la chaîne ensuite sans heurts avant de nous déhaler sur le câblot. Fanny grimpe dans l'annexe et c'est parti. Nous pagayons comme des fous pour nous éloigner du rivage, c'est dur. J'ai plus de force que Fanny et l'annexe à tendance à vouloir tourner. A un moment, c'est trop dur et le courant nous ramène trop près de la rive. Je jette l'ancre et la chaîne file à l'eau. Puis on remonte le courant en se déhalant sur le câblot pour revenir au bateau. La chaîne file et parfois ça coince, l'annexe est étroite ; une deux-places avec tout le mouillage dedans et les pagaies. Je suis concentré sur notre action de remontée main à main du câblot qui nous relie à Jaoul, contre le courant vif qui dévale. Il ne faut absolument pas que nous lâchions la ligne car l'heure est grave. Si par manque de coordination cela arrivait, le courant nous emporterait en mer. Et là, je ne vois pas comment feront ceux qui sont restés sur Jaoul pour s'en sortir.
    Je suis tellement concentré que j'en oublie les pagaies. La mienne passe à l'eau. Je la vois filer à toute allure vers le large. Adieu la pagaie. Encore une erreur d'attention de ma part. C'est grave de perdre une pagaie ou une rame. Ça peut être fatal. La traction est pénible. Nous l'assurons à quatre mains. La chaîne coince encore. Pour l'aider à passer à l'eau, il faut libérer au moins une main. Ma crainte, c'est que nous ayions l'idée de lâcher le câblot ensemble pour nous occuper de la chaîne. D'une main, je cramponne le câblot et de l'autre soulage la chaîne. Fanny a compris la manœuvre et me laisse faire sans lever les mains du câblot. Puis nous reprenons notre remontée mains à mains. Nous attachons enfin l'annexe avant de remonter à bord de Jaoul.
    Faire attention de ne pas tout saloper avec nos kilos de vase qui engluent nos bottes et bardent l'annexe.

    A bord, on s'installe pour la nuit. J'ai sorti les toiles anti-roulis pour aider ma mère à rester sur la couchette du bord qui lève. Salomé dans le lit breton à l'avant et Michèle sur la couchette du carré du bord qui pose sur la vase. Fanny et moi sommes réfugiés dehors. Nous parlons en attendant la remontée des eaux. Pourvu que ça marche, qu'on se libère  de cette glu. On ira mouiller dans la Vire pour dormir un bon coup.
    Il est une heure du matin quand Jaoul se redresse. A une heure trente, il flotte. C'est le moment de remonter les ancres. D'abord le mouillage principal avec le guindeau    électrique. Il est bien croché. Je m'aperçois que ce n'était pas la peine de mettre le second mouillage. Celui-ci est plus long à remonter. Je cours mettre le moteur en marche et j'embraye pour aider à la remontée.
    Ça marche mal. Nous ne remontons pas assez vite, le bateau passe sur son ancre et le câblot se retrouve tendu vers l'arrière. J'avale vite le mouillage. Pas le temps d'aller débrayer le moteur. La chaîne apparaît. Puis le câblot, qui ne s'est pas pris dans l'hélice. Puis l'ancre. Jaoul est libre. Je saute sur la manette des gaz et en avant toute. En avant toute, où ça ? Dans la nuit, je ne retrouve plus mes repères : les feux qu'il faut tenir en alignement pour entrer? Je n'ai pas le temps de répondre quand Jaoul freine et s'immobilise…
    Oh, merde !... suivi d'un immense découragement.
    J'ai merdé une nouvelle fois. Je n'ai pas pris mes repères avant de relever complètement l'ancre et de lancer le moteur. A coups de barre et de marche avant-marche arrière,    j'essaie comme un fou de faire virer Jaoul et de l'orienter vers les feux d'entrée du port. J'y parviens un peu mais c'est trop tard. Jaoul est de nouveau planté et bien mieux que la fois précédente.
    Je suis découragé. Plus que ça encore : je m'en veux. Seul recours : la SNSM. Je téléphone au CROSS Jobourg, il est presque trois heures du matin. La SNSM est prévenue, ils viendront à pleine mer vers une heure de l'après-midi. Ils évoquent la possibilité de faire venir la vedette de St Vaast la Hougue pour tirer le bateau avec une élingue. Je n'y crois pas beaucoup. Il y aura tout de même 20 cm d'eau en moins à la marée suivante.
    Je suis dans un grand désarroi. Ma confiance en moi a été ébranlée. Il me faut bien admettre que je suis un étourdi. En mer, les étourdis n'ont pas leur place. Je doute de moi, de ma faculté à poursuivre avec Jaoul.
A trois heures et demie, je me couche et parviens quand même à dormir.

    Dimanche à une heure comme convenu le Zodiac de la SNSM d'Isigny est sur place. Quatre gars sont dans le canot. Ils parviennent à accoster dans quarante cm d'eau et font évacuer mes passagers. Je reste seul à bord. Ils reviennent et attendent la vedette de St Vaast. J'avais pourtant dit que je n'en voulais pas, que je préférais laisser Jaoul échoué une dizaine de jours et revenir quand on sera de nouveau en vive-eau.
    Quand elle arrive, c'est trop tard. La marée descend. Il n'y a plus que 20 cm d'eau sur le platin. On ancre le bateau avant et arrière, je ferme Jaoul puis je grimpe dans le Zodiac. Il va rester couché là pendant huit ou neuf jours en attendant le revif.

   
    Le 16 avril, je suis de retour à Isigny. J'attends l'équipe de la station de sauvetage. Elle arrive deux heures avant le plain sur la cale. La mise à l'eau du canot est rapide.
    On file à toute allure sur la rivière et dans le chenal. Je retrouve Jaoul là où je l'avais laissé. Un marin monte à bord pour m'aider à remonter mes deux ancres. Je suis désolé de causer tant de dérangement à mes sauveteurs. Le marin me rassure en me racontant son naufrage devant Barfleur.
    — Il y avait du gros temps, dis-je ?
    — Non, c'était calme. On chalutait, le filet a croché une roche dans le fond et on a coulé par l'arrière. Ça arrive à tout le monde !
    Jaoul flotte, je mets le moteur, au ralenti. Ils tirent le bateau avec un bout jusqu'au milieu du chenal.
    Puis ils me larguent.
    — Merci les gars !
    Je fais de grands signes de reconnaissance tandis que leur canot s'éloigne.
    La solitude tombe d'un coup.
    Je sors du chenal avec mille précautions. Jaoul est encore volage. C'est parce que la dérive centrale ne veut pas descendre, son puits est colmaté par la tangue du platin.
    Elle mettra deux heures avant de bien vouloir sortir de son puits.
    Je rentre à Carentan sans m'attarder en mer puis retourne à Isigny en vélo pour aller chercher ma voiture et je reviens au bateau.

    La leçon est rude. Durant cet échouement J'ai plusieurs fois remis en cause mon projet. J'ai pensé vendre Jaoul. Mais pour quoi faire d'autre ? Ce défaut d'attention va me coûter cher. Les interventions de la SNSM ne sont pas gratuites quand il s'agit de remorquer un bateau. Je ne connais pas encore le montant. Mais ce n'est pas grave. De toute façon, mon projet coûte cher mais je n'ai que celui-là et j'ai de l'argent pour ça. Quand j'en aurais plus, il sera toujours temps de renoncer.

Régis Lesage  -  jeudi 12 avril 2007

    Il s'est passé presque six années depuis que cette fortune de mer est arrivée à ma toute première sortie en mer avec ce bateau. L'été de cette même année, je me suis réveillé sur les cailloux dans une rivière anglaise. L'année suivante, en route pour l'Irlande j'ai failli perdre mon bateau sur les Seven Stones à cause d'une erreur de navigation.        Puis, de nouveau un échouement à Fenit (Irlande) qui nécessitera l'intervention de la RNLI, l'homologue Irlandais et Britannique de la SNSM. En 2009, je monte sur une roche avec Jaoul dans une crique du Donegal. Sans gravité. Erreur de navigation là aussi. Il y aura aussi des bouts dans l'hélice, des accostages scabreux, des ancres qui chassent.
    Au fur et à mesure que les milles s'accumulent –1000 par an environ– et que croit le nombre de nuits passées à bord en mouillages forains, ma prudence s'accroît et les fortunes, petites infortunes cependant, sont là pour développer ma vigilance, aiguiser mon attention, pour m'apprendre le métier en somme. Et c'est bien ainsi !

Régis Lesage  -  mercredi 31 octobre 2012

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Bonne lecture !
Mes débuts avec Jaoul1.pdf