Irlande 2009

Jaoul en Irlande
Mayo  -  Donegal  -  Connemara
Croisière en solo juillet 2009



Itinéraire de la croisière
Le tracé vert est le trajet aller: de Carentan à Inishmeane. Le tracé rouge: le retour d'Inishmeane à Carentan




De Carentan à Derrynane

    Je suis parti de Carentan le samedi 27 juin à l'écluse de midi pour faire une première escale à neuf heure du soir devant Querqueville , dans la rade de Cherbourg. J'en suis reparti à trois heures du matin. Une escale courte pour laisser passer le temps du flot, c'est sans doute pour cette raison que je l'ai oubliée dans le tracé du trajet vers l'Irlande.
    La sortie de Manche est laborieuse. La première journée se fait avec un suroît pas très vigoureux qui nécessite l'appui du moteur. Je me suis toujours dit que je laisserais au vent de décider de ma navigation et là, je renonce. Quand on n'a que ses congés annuels pour naviguer, donc un temps imparti, le temps qui passe prend le pas sur le temps qu'il fait.
    Tandis que je me traîne dans la pétole, j'entends un avis de force dix de sud-est virant sud-ouest entre Loop head et Malin head , le quart nord-ouest de l'Irlande. Ca  bastonne dur là haut, fait pas bon d'être dehors.
   
    Mardi matin. Génois tangonné. Il bruine. Vent de suet.  Dégagé des Scilly et des Seven Stones, je suis parvenu à dormir trois-quart d'heure entre 10 et 11 heures. C'est mon premier sommeil depuis Cherbourg. Ca me plaît, je commence à habiter la mer. Le radar veille et un compte-minutes me serine aux oreilles tous les quarts d'heures. Mais j'ai du sauter la sonnerie. Elle ne sonne qu'une fois, puisque je dois la remonter à chaque réveil.

      Mardi 30 juin au soir 22h30.
      Brouillard. Visibilité nulle au delà de 200 mètres. Le vent est complètement tombé, on n'avance plus, je vais me coucher.

    Mercredi 1 juillet, 7h30.
      Je m'éveille d'une excellente nuit. Le brouillad s'est levé, visibilté 2 milles.
    Entre minuit et midi, j'ai parcouru 14 milles, soit 1,2 noeuds (2,2 km/h).
    Malgré la pétole... ou plutôt grâce à elle, je passe une bonne journée. Dormir en mer, c'est s'abandonner à elle. C'est lui faire confiance et entrer dans son intimité. Ainsi, ma petite fille venant la première fois dans mon bateau pour plusieurs jours m'avait dit: "Je viens dormir dans ton bateau Papy". Pour elle, il ne pouvait pas y avoir de connaissance du bateau sans y dormir.   
    Dormir la mer. Pour la première fois, je ne suis pas impatient de n'avoir que peu de vent. Au contraire, je suis joyeux de flotter comme un bouchon.
    Vu un poisson lune.
    19h30. Le brouillard est totalement levé. Au loin les montagnes dégagées.

    Jeudi 2 juillet.
      J'ai dormi de hier 23h à 6h ce matin. Durant ce temps Jaoul a parcouru 18 milles. Donc à  une moyenne de  2,5 noeuds. Brouillard, visibilité 200 mètres.
    Une heure de moteur pour recharger les batteries.
    11h30. Bull Rock par le travers tribord à 1 mille.
    Des fulmars.
    Des océanites.
    1h30. La visibilité est suffisante pour entrer à Derrynane.
    Des guillemots en nappes.
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Le capitaine après six jours de mer
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    Un alignement pour entrer oblige à raser la roche sur bâbord. La passe est impressionnante. A 18h, Jaoul est amarré sur la bouée "visitor" gratuite. Très bon abri dont on ne peut pas sortir par vent fort de sud-ouest.

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Cliquez pour agrandir l'image    Jeudi 3 juillet. Départ 11h30.
    Je me détourne légèrement pour voir les Skellig de près. Des navettes, parties de Ballinskellig déversent les touristes sur Skellig Michaël (ou Great Skellig). En solo, il est impossible pour moi d'y accoster tant la houle fait monter et descendre le niveau d'eau au droit de la jetée. Des moines on vécu là dans un ermitage.
    Little Skellig, lui, est inaccostable et couvert de guano.
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Achill sound

    Vendredi 3 juillet, 17h.
    Doublé les îles Blaskets.
    Des quantités de dauphins communs m'accompagnent pendant deux heures.
    Vent modéré de sud et de sud-ouest.
   
    Samedi 4 juillet, midi. J'embouque Achill sound par le sud.  Je n'ai pas réussi à savoir si on peut franchir le nouveau pont routier (tournant?) qui relie Achill island à l'Irlande. Alors je m'enfonce entre les terres pour aller voir. La marée monte. Le chenal est incertain, mal balisé. Jaoul frotte maintes fois. Le temps passe. L'eau sous la coque se fait rare. Je suis presque parvenu au pont, mais l'heure avance et je dois rebrousser chemin si je ne veux pas rester échoué.
    A 17h, j'affourche dans un coude à l'entrée sud du sound.  Le courant y est particulièrement fort.

    Dimanche 21 heures. Je détortille les mouillages et je lève les ancres.
    Des arcs-en-ciel, magnifiques.

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Killala

    Route de nuit de 75 à 80 milles jusqu'à Killala. Elle est très courte à cette latitude en cette saison et c'est bien agréable.

    Lundi 6 juillet.
    Devant Erris head. Des falaises. Eagle island, des falaises noires. Au virement de bord, je déchire mon génois.
    Désendrailler le génois en faisant attention qu'il ne parte pas à l'eau, puis réendrailler le yankee plus petit.
    Après Erris head, des falaises toujours, des champs clos bien verts qui s'interrompent brusquement, ainsi que le ruisseau qui les traverse. Il finit dans la mer par un saut vertigineux.
      La bouée d'atterrissage de Killala. Un alignement à suivre, à quitter à temps pour en aligner un autre, puis plus rien. Je cherche le troisième alignement puis soudain Jaoul frotte et s'immobilise. Le port de Killala au fond. Une ligne d'enrochement au loin. Je relève la dérive pour me dégager , un bateau entre. je vais vers lui, trouve le troisième alignement et le suit le long de l'enrochement que je laisse à tribord.
      A 18 heures, après avoir demandé où je pouvais me mettre, Jaoul est amarré à couple d'un bateau de pêche en cinquième position depuis le quai. Je m'inquiète. Ne vais-je pas devoir me lever tôt demain pour laisser un pêcheur à couple partir? On me rassure. Les bateaux sont désarmés, la pêche est en faillite ici.
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La pêche...
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... sinistrée
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Le profane...
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... et le sacré
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      A la poste, j'ai eu de longues conversations avec la receveuse. Elle me reprenait quand mon anglais n'était pas correct. J'ai bien aimé parler avec elle, sauf quand la queue s'allongeait au guichet. Je suis revenu plusieurs fois à l'heure creuse. Nous parlions, c'était intéressant. Je l'ai invitée à bord pour partager un café après son service. Elle n'a pas voulu.
      Nuages bas, manque de clarté, ambiance triste.
      Tuluit, turluitt, turlululuuituit, turluuuuit ! Le cri du courlis cendré. Ils se confondent si bien avec la tignasse verdâtre des enrochements qu'il faut attendre qu'ils bougent pour les apercevoir.
    Jeudi 9 juillet, 8h du matin.
    Départ de Killala vers l'île d'Arranmore.
    La route: Killala - Rathlin O' Birne  85 milles, six à sept heures de mer.
                    Rathlin O'Birne - Aran Island 25 milles, cinq heures.
    C'est la traversée de la baie du Donegal.

    Depuis tout petit, j'écoute les paroles avec une telle acuité qu'il m'arrive quelquefois de ne pas comprendre ce qui est dit ou bien de comprendre autre chose. Ainsi la météo. Un gars, toujours le même, récite son bulletin à la radio VHF. Je ne comprends pas pourquoi ce type a une station personnelle. Il se nomme à chaque diffusion: "Tony Galbay. Ici Tony Galbay, Tony Galbay, Tony Galbay". S'ensuit son laïus. Et à la fin: "C'était Tony Galbay". Je trouve cette particularité Irlandaise un peu étrange. Une sorte de culte de la personnalité. Et dans la tête ne me vient aucune autre pensée que celle-ci. Je finis par accepter cet état de chose quand, penché sur la carte marine étalée devant moi, je vois écrit en lettres grasses, pour signifier la baie du Donegal : Donegal bay. Du coup, tout s'éclaire sauf la raison de ma méprise. Avec l'accent Irlandais, ça donne forcément : "Tonigalbay". La même avanie m'était arrivée à Guernesey, il y a une trentaine d'années, lorsque j'avais demandé au capitaine du port un mécanicien pour venir dépanner le moteur du bateau. Il m'avait conseillé d'appeler Mr Tocmine. Et comme je cherchais dans l'annuaire sans trouver, j'avais demandé qu'il m'écrive son nom. Il écrivit: Duchemin.
Cliquez pour agrandir l'image      A remonter au près, j'ai mis trop de temps à traverser la baie. Devant la falaise entre Killybeg et Malinmore head, j'ai viré de bord pour doubler l'île de Rathlin O'Birne et la pointe Malinmore. Et le soir arrive. Aller à  Killybeg pour passer la nuit revient à rallonger la route en entrant dans la baie du Donegal dont il faudra s'extirper le lendemain avec des bords à tirer à coup sûr. C'est pour ça que j'ai choisi de continuer sur Arranmore.





Arranmore

    Vers 11 heures du soir, après avoir consulté la carte, je d'écide d'aller mouiller dans Chapel's bay, une crique que je suppose sympathique vu son tracé. Un alignement y conduit et je le suis. Mais quelque chose me chagrine: l'alignement me fait passer sur des cailloux. Je trouve cela très étrange. Mais je me souviens d'une chose semblable, c'est l'alignement d'entrée d'Inishbofin harbour, l'année dernière avec Pépette: il faisait passer à moins d'un mètre d'une roche. En fait, il fallait le quitter au dernier moment et contourner la roche. Fort de cette expérience, je quitte l'alignement de Chapel's bay, contourne les rochers et reprends l'alignement... puis j'entends un gros bruit. Arrêt brutal. La dérive centrale est remontée et Jaoul est en équilibre sur une roche. La nuit vient et la mer est haute. Pas l'intention de moisir ici jusqu'à la marée suivante. Faut faire vite. Au moteur, marche avant toute: rien. Marche arrière toute: Jaoul pivote un peu. Marche avant, puis marche arrière encore, Jaoul continue de pivoter. J'insiste. L'eau bouillonne sous la voûte arrière. Puis, Jaoul se libère en glissant du rocher et je vais mouiller plus loin.
    Ouf! Bon Dieu de bon Dieu de merde, qu'est-ce que je peux être con de me faire avoir de la sorte!  Content de m'en être sorti à bon compte, je viens pour relever ma dérive arrière. Elle refuse de bouger. Je vais insister pendant plus d'une heure sans succès. Je me couche avec de mauvais vents dans la tête. Si demain en plongeant, je n'arrive pas à remonter ma dérive, je suis bon pour renter de suite à Carentan et sortir le bateau de l'eau pour réparer la dérive probablement vrillée. Puis, dans la nuit: un bruit de dérive qui bouge dans son puits. je n'y crois pas. C'est sûrement un flotteur de filet qui tape contre la coque. Je sors et inspecte dans la nuit. Rien. Je me recouche, dors mal et le matin... par acquis de conscience, je saisis le bout de relevage et la tôle récalcitrante remonte sans effort dans son puits. Soulagement.
      L'alignement de Chapel's bay ne signalait pas l'entrée dans Chapel's bay, mais l'entrée dans la baie précédente devant laquelle je suis passé et qui ne m'intéressait pas.
Cliquez pour agrandir l'image      Vendredi 10 juillet.
      Petit déjeuner. Temps calme. Je vais pouvoir reprendre ma croisière.
      J'ai mouillé devant Inishkeeraght, un îlot avec un village abandonné. Je débarque après avoir gonflé l'annexe.
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    Je visite les ruines. Dans une maison, l'école. Des restes d'écritures d'enfants aux murs.
    Impossible de faire le tour de l'île, attaque de sternes en règle, la nidification n'est pas terminée.
Cliquez pour agrandir l'image      Le soir, je vais mouiller devant Arranmore,  à Leabgarrow pas loin du débarcadère du ferry. La côte de l'île est bordée de roches affleurantes.
                                                                                                                                                      Au loin, les monts du Donegal  ->
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Burtonport

    Samedi 11 juillet; 7h du matin.
    Hier soir, la météo annonce un coup de vent de Sud-est pour dans 24 heures. Mal exposé, dans cette baie, je décide de me réfugier à Burtonport.
    Le trajet est sinueux et le balisage est à interprèter avec prudence.
    A 8h30, je m'amarre à couple d'un voiler anglais, lui même à couple d'un chalutier. Je fais la connaissance de David, un médecin à la retraite, skipper du voilier à couple et de Henry l'équipier, un policier à la retraite également. Il font le tour de l'Irlande par le nord depuis Anglesey, leur lieu de résidence. Ce sont donc des Gallois. Ils m'offrent un plein saladier de pinces de tourteaux. Il va me manquer la mayonnaise. Au port, aucune boutique. il me faut parcourir quatre kilomètres pour parvenir à une boutique. C'est une station service qui fait en même temps épicerie. Je reviens au port avec ma précieuse mayonnaise. Du crabe, j'en mangerai pendant deux jours.
    Le soir, je suis invité à manger chez David et Henry. Quelle bonne soirée! Je ne sais pas comment j'ai fais mais avec mon anglais pauvre, je suis parvenu à soutenir une conversation sur les apports des Viking dans nos langues. Je m'aide d'un dictionnaire électronique qui tient dans la poche. 
 
       
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    Dans la nuit le coup de vent, le lendemain aussi. Jaoul écrase ses pare-battages sur le voilier d'à-côté. On ajuste les amarres.
    Le soir, c'est à mon tour d'inviter. Comme fromage, j'ai un Livarot bien fait dans les fonds. J'ai pensé, non sans  malice, qu'ils bouderaient mon fromage à cause de l'odeur. Eh bien, je me suis trompé, il n'en est rien resté. Avec mon vieux Bordeaux, ils ont tout liquidé avec un grand plaisir.  
    Lundi 13 juillet.
    David et Henry lèvent l'ancre, moi aussi. Ils vont vers le sud, à Killybeg, et moi vers le nord vers Bunbeg, Gweedore harbour.
    Adieu les amis,  et merci pour votre accueil et votre bonne humeur!





Bunbeg

    Depuis Burtonport, aller à Gweedore harbour, c'est contourner Owey island, puis plein est et embouquer un sound peu profond, soit une douzaine de milles. Pas une grande navigation en somme mais qui, sur la fin s'avère très délicate.
    J'ai rangé les voiles avant les premières bouées. C'est au moteur que je m'engage dans ce paysage de roches, d'îlots et de chenaux inconnus, parfois imprévisibles. 
Cliquez pour agrandir l'image      Inishinny contournée, le chenal s'étrécit. Je n'ai pas de carte vraiment détaillée. Le balisage est parcimonieux et parfois difficile à interpréter. Dans un coude, Jaoul s'échoue sur un banc de sable. Je suis pourtant presque à marée haute et au milieu du chenal. Le temps de relever la dérive et de penser à rebrousser chemin pour tenter un autre passage, un gars en barque à moteur me dépasse et me fait signe de le suivre en criant: "Follow me!". Il met son doigt vers le bas pour me signifier de le coller au tableau arrière. Je m'exécute non sans appréhender de lui renter dedans. Car, lorsque je m'approche trop près, il disparaît de ma vue caché par mon étrave. Quand je laisse de la distance, j'ai droit à un "follow me" colèreux. Le type me semble bourru, on dirait que je lui casse les pieds. Jusqu'à l'entrée dans Bunbeg, nous nous livrons à un étrange ballet fait de sinuosités et de contorsions que rien ne justifie en apparence. Devant Bunbeg, le gars disparaît.
    Je ne désirais pas Bunbeg. J'avais prévu d'aller échouer dans Gweedore harbour, un grand havre qui se vide et s'emplit par un étroit goulet. Un désert de sable à basse mer. Une envie de dunes et de creux, intimité et grand espace en un même lieu. Je serais bien sûr allé à Bunbeg, en annexe.
      Devant le service rendu par le gars qui m'a mené ici, je n'ose risquer de défaire son ouvrage en allant, sans connaître, dans un endroit où je peux me trouver en difficulté, soit à cause du courant trop fort dans le goulet, soit à cause d'un échouage mal préparé.
Cliquez pour agrandir l'image      J'entre dans Bunbeg et vais m'amarrer le long des palplanches. Il est midi. Un gars sur le quai, me prend les amarres. Après on boit une bière dans le carré. Il me propose de me conduire en ville, à trois kilomètres. Ici, ce n'est qu'un port et il n'y a aucun commerce. Je décline son invitation, j'ai de quoi tenir un siège. Ce gars vient au port chaque jour. Et son plaisir est de mesurer la hauteur de la marée, d'en faire des tableaux et de comparer avec l'annuaire officiel. Il trouve souvent des différences qu'il n'omet pas de signaler.
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    Le soir, un chalutier réclame sa place,  me fait partir du quai et m'autorise à me mettre à couple. C'est toujours ennuyeux car c'est du boulot que de se ré-amarrer, surtout au moment du repas.
   
    Mardi 14 juillet.
    Départ 10 heures pour Gola Island. La navette journalière qui dessert Torry island (île la plus nord de l'Irlande que je ne visiterai pas faute de temps) est partie depuis une heure déjà. J'attends, une amarre en double prête à larguer, qu'un bateau pas trop rapide parte de manière à le suivre dans ce chenal ensablé qui m'a mené jusqu'ici.
    Une barque sort, je lui file le train. Le gars ne sait pas que je le suis et va trop vite. Je négocie les premières difficultés sans problème. Ensuite, il est trop loin pour que je me fie à lui. Le sondeur indique une profondeur vraiment faible. Je négocie le virage délicat là où hier Jaoul a touché puis c'est l'eau libre et Gola island  toute proche.




Gola island, Inishirrer, Inismeane

Cliquez pour agrandir l'image      Je suis seul dans la baie devant Gola, le mouillage est rouleur. L'annexe à l'eau, me voilà parti visiter l'ïle.
      Une île avec une colline et en haut, une tourbière. Un lac au milieu. Des hameaux en ruines. Et parmi les ruines, quelques maisons habitées, restaurées. C'est une belle île sauvage à souhait qui fait 1800 mètres dans sa plus grande largeur.

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Croix celtique
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Inishmeane
Cliquez pour agrandir l'image      Mercredi 15 juillet.
      La nuit n'a pas été reposante pour cause de roulis. Je lève l'ancre de bonne heure pour aller visiter Inishirrer, l'île la plus désolée du coin avec son village abandonné. La moindre île était habitée autrefois, mais une politique de déménagement a eu lieu pour limiter les frais collectifs trop importants au regard du nombre de personnes desservi. Seule Torry Island a su résister à cette politique et possède une desserte journalière. Sur les autres îles, on voit se reconstruire des maisons mais la viabilité et la déserte n'est plus assurée par la collectivité.
    Dans la crique d'Inishirrer où on mouille d'ordinaire, après être  passé par un goulet entre deux roches avec un fort courant, je n'ai pas osé jeter l'ancre. Je n'avais pas une vision  claire de l'endroit, ni les documents nécessaires. J'ai donc fait le tour et suis venu mouiller devant Inismeane. 
Cliquez pour agrandir l'image    A la cale de débarquement, m'attend Suzanne. Une jeune femme vétue seulement d'une serviette de bain nouée très haut, avec trois enfants qui pataugent au bord de l'eau. Elle vient à ma rencontre pour m'aider à amarrer l'annexe à l'anneau du petit môle.
    Nous parlons. C'est une femme gaie et volubile qui a envie que je la comprenne et qui n'hésite pas à redire plus lentement. C'est agréable de parler. Elle habite ici avec ses enfants durant toutes les vacances scolaires car elle est cuisinière à la cantine de l'école. Son mari, ancien pêcheur,  travaille dans une usine de conserve et vient la rejoindre en fin de semaine. Elle possède une maison à deux pas qu'elle veut que je visite.
    Je prends congé d'elle et lui promet de venir la voir chez elle après ma visite de l'île.

    Un troupeau de dauphins croise dans le détroit entre l'île et la côte. Il remonte vers le nord. Un cormoran qui nage devant, hésite à rester en tête. Peut-être les dauphins lèvent-ils des poissons dont le cormoran profite. 

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Une tourbière

    J'ai fait le tour de l'île. J'ai pris des photos. Puis je me rends chez Suzanne. Ce n'est pas difficile à trouver, c'est la dernière maison. Après, c'est la tourbière. Je me sens un peu gêné de pénétrer dans l'intimité d'une famille.
    Je ne sais pas ou m'asseoir. Une chaise en bout de table. Suzanne me propose un repas. C'est vrai que je meurs de faim. Je regarde l'heure. Il est un peu tard pour se mettre à table. Suzanne et les enfants ont déjeuné. Ca m'ennuie de manger seul et de me faire nourrir de la sorte. Pour m'en sortir, je propose un café. Il n'y en a pas. Ce sera un jus de fruit, pris sur la part des enfants.
    Suzanne vit en autonomie dans sa maison. Des briques de tourbe qu'elle récolte elle-même brûlent dans le poêle; les nuits sont fraîches en Irlande l'été. L'eau de pluie dans une citerne, est collectée par le toit. L'électricité vient des panneaux solaires, avec en appoint, un petit groupe électrogène.
    Nous parlons, elle me questionne. Je lui parle de ma vie, du bateau,  des photos que je lui montre sur l'écran de mon appareil, de mon écriture. Elle me parle de sa culture gaélique, la langue que ses enfants apprennent à l'école. Elle prononce "gallic" avec un clic bref.

    Pour un solitaire, c'est dur de quitter, de se lever pour prendre congé alors qu'on est si bien dans cette maison parmi cette famille. Les enfants sont gentils et souriants. Ils sont curieux, posent des questions que je ne comprends pas toujours.
    En fin d'après-midi, je suis de retour sur Jaoul.







D'Inishmeane à Inishbofin

    Vendredi 17 juillet.
    Après une nuit de roulis, des tartines et un bon bol de café au lait, je quitte Inismeane avant 7 heures.
    J'aurais peut-être poussé jusqu'à Torry island, au nord de l'Irlande, mais le vent orienté au noroît n'y invite guère. Il vaut mieux en profiter pour redescendre.
    Une fois sorti des îles, Jaoul au vent de travers jusqu'au soir. Allongé sur un banc du cockpit, à l'abri de la capote, je laisse filer le temps. Parfois je me penche pour regarder devant. Rien. Pas une seule embarcation. Horizon vide et immobile jusqu'à Erris head où renaît le mouvement; le paysage apparaît et défile à l'envers. Le trajet se détricote, je rembobine mon voyage.
    Falaises abruptes et grises, lumières obliques, mer sombre et déserte, des sensations qui teintent l'âme de mélancolie.
    Black rock, le phare allumé sur tribord.
    Le soir tombe.
    Lentement.
    Entre Achill island et Bellmullet, j'engage Jaoul dans Blacksod bay.
    La nuit.
    Dans sept mètres d'eau, l'ancre tombe. Il est une heure du matin, samedi 18 juillet.

    Blacksod bay, juste pour le repos. Au réveil, c'est trop tard pour partir. Je laisse filer la journée.

    Dimanche 18 juillet.
    Départ à 7h30.
    Les options pour faire escale: Blacksod-Inishbofin 45 milles.
                                                  Inishbofin-Clifden    15 milles
                                                  Blacksod-Clifden      55 milles

      Achill island, somptueusement austère.
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Black rock
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Le récit s'interrompt ici. L'escale à Inishbofin sera racontée lors de celle à Clifden, dans le calme d'un abri bien protégé.








Clifden

    Clifden, Connemara, le mardi 20 juillet 2009.
    Je suis resté au lit une bonne partie de la journée pour me détendre et laisser mon imagination vagabonder au gré d'une lecture. Le  Soleil des Scorta (de Laurent Gaudé) est un bon livre, bien écrit qui raconte la vie de plusieurs générations dans l'Italie du sud pauvre. Ca parle de la vie, du combat pour la vie, pour ce qu'on croit avoir du sens pour soi et pour les siens. Je me posais la question en reposant le livre sur le sens de mes navigations, comment je les mène, de savoir de toutes mes activités celles qui ont le plus de sens pour moi.
    J'ai lu aussi un livre qu'un navigateur des mers Vikings, Michel Tordoir, m'a fait parvenir en me disant que nous avions la même façon de concevoir la navigation. Lui, il vient de parcourir en solitaire les eaux du nord de l'Atlantique nord et ce pendant trois ans (des Hébrides aux Féroes, des Shetland au Spitzberg en passant par Jan Mayen). Une navigation rude dans une mer parcourue par  les dépressions qui requiert une attention de tous les instants. Il semble nourrir son rêve d'enfant et se sent bien ainsi. En lisant son livre, j'ai cru moi aussi que nous avions la même approche des choses, les mêmes rêves, mais je l'ai relu pendant les trois semaines de navigation que je viens d'accomplir. Une navigation en solitaire qui m'a demandé beaucoup d'attention à cause du temps qui change sans arrêt, d'une côte pleine de récifs et de bancs de sable, à cause des manœuvres à faire, les entrées dans des endroits inconnus, les manœuvres d'accostage dans les ports de pêche, les mouillages peu surs. J'ai du, pour récupérer des forces, passer souvent plusieurs nuits et jours d'affilée à me reposer dans des endroits pas forcément attractifs mais bien protégés de la mer et du vent.
    Du Donegal austère, je suis revenu au Connemara terre de légendes, plus agréable pour moi, plus habité aussi, plus connu. Pourquoi Clifden ? Eh bien parce que c'est une petite ville avec un tout petit port sympathique et bien abrité pour poser Jaoul en toute tranquillité, souffler un bon coup et trouver du ravitaillement pas loin, ce qui n'existe pratiquement pas au Donegal (Sligo, Donegal Town, bien que près de la côte ne donnent pas sur la mer). Il y a bien des ports mais ce sont un quai et quelques activités portuaires, des ferries et c'est tout. La ville ?  Elle est à vingt kilomètres. Il y a un bus ? Oui,  à cinq kilomètres.

    Avant de revenir à Clifden, je voulais revoir Inishbofin et y rester quelques jours. J'ai mouillé l'ancre avec quarante mètres de chaîne parmi d'autres bateaux sur bouées, quand un type, avec une  grosse caravane vrombissante en plastique flambant neuf, un bateau à moteur de 15 mètres de long taillé comme un suppositoire, est venu se coller sur une bouée proche de moi. Puis il est parti à terre et n'est pas revenu le lendemain.
    Et moi, le lendemdain, il fallait que je parte à cause du gros temps annoncé. Et pour partir, il fallait que je puisse relever mon ancre sans entrer en collision. Son rafiot  était animé d'une frénétique gesticulation : il serpentait au bout de sa longe comme un cerf-volant et me passait devant l'étrave à quelques mètres. Je me suis demandé comment j'allais pouvoir remonter sur mon ancre sans me  faire écharper par cet engin dont l'étrave en surplomb était au moins à 1m80 au dessus du pont de Jaoul. Sa jupe arrière, pour faciliter les bains, était comme une lame au ras de l'eau. Ce qui pouvait faire un excellent ouvre-boite pour les flancs de Jaoul.
    Je voulais partir pour Clifden parce qu'un avis coup de vent d'est avait été lancé par les Coast Guards pour la journée et la nuit du surlendemain, le vent soufflait alors d'ouest puis de sud ouest dans la nuit. Ce qui voulait dire que mon bateau allait tirer sur son ancre en la faisant pivoter de presque 180°. Il y avait un risque de décrochage.
    J'avais déjà du souci parce que les rayons d'évitage des bateaux sur bouées et le mien sur ancre étaient différents (très court sur bouée et très long sur ancre) que je n'avais pas besoin que ce gros con de rafiot de parvenu vienne en rajouter.
      La remontée de l'ancre en solo ne fût pas une mince affaire. Il fallait que je sois à trois endroits à la fois : à l'étrave pour remonter l'ancre, au moteur pour tenter d'échapper à la valse du « gros traîne-con » et paré avec ma grosse boule de pare-battage à le déborder s'il venait au contact. Il est venu au contact , deux fois : une fois avec son étrave surplombante qu'aucun pare battage ne pouvait déborder, j'ai pu le repousser à la main, la deuxième fois, j'avais remonté suffisamment de chaîne pour échapper à sa plate forme arrière, mais pas à ses flancs. Malgré ma boule pare battage, ça a fait crac !  Je n'ai rien eu mais lui a du se récupérer une jolie éraflure sur son gel-coat brillant tout neuf.
    Tandis qu'il repartait de l'autre côté avec son mouvement de balancier, j'ai pu lever l'ancre et foncer sur la commande des gaz avant qu'il ne revienne me heurter de nouveau.
    Bon Dieu quel sport !
    La mer au sortir du havre d'Inishbofin était creuse et de face. Il fallait la remonter au moteur car je n'avais pas le temps de tirer des bords à la voile si je voulais arriver à Clifden aux alentours de marée haute afin d'accéder au quai. Au moteur, infernal est le roulis dans cette mer pourrie : une houle de sud-ouest qui brisait sur les hauts fonds. A l'arrivée au quai, à Clifden, avec un vent qui me poussait de l'arrière, j'ai eu du mal à me présenter parallèlement au mur du quai qui ne possède aucune bitte ni anneau qu'on puisse saisir depuis le bateau. J'ai hélé les deux types qui tondaient la pelouse sur le quai pour leur lancer les amarres que j'avais préparées et mises à poste, ainsi que les pare battages alors que j'étais encore en mer. Ca a été laborieux dans le vent et la pluie mais on  est parvenu à l'amarrer. Heureusement qu'ils étaient là ! Ensuite mettre une béquille à l'extérieur et attendre trois heures pour voir comment va se poser Jaoul et régler les amarres en conséquence.
      J'aurais aimé débarquer à Inishbofin, cette île m'avait bien plu l'année dernière.

 
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Amarrage sur bornes

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Balise reliée au rivage d'en face par un training wall sous l'eau

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                                                                                                    Un curragh, barque en bois recouverte d'une toile le lin enduite de coltar

    Il est dix heures du soir, neuf heures ici en Irlande, c'est l'heure de la musique dans les pubs. Je voudrais y aller mais je suis encore trop fatigué ce soir. Je poursuis mon écriture...
    Je  parlais donc de la navigation et de la comparaison avec le gars des mers Vikings. Non, je ne suis pas comme lui, je fatigue bien trop vite et j'ai besoin de temps pour récupérer. Je n'ai pas le même age non plus et peut-être est-il illusoire de vouloir prétendre vivre  en cinq semaines ce qu'il a vécu en trois ans. Pour cette raison, la comparaison est impossible.
    Naviguer, naviguer, pour quoi faire, quel est le sens de tout ça ? La réponse n'est pas aisée, si toutefois il y a réponse. Quelque chose à saisir qui manifestement ne peut se faire qu'avec du temps. En cinq semaines, même si c'est pour certains un temps long, on fait une croisière, on joue avec son bateau, on ne voyage pas. Le but du voyage, c'est de parvenir à ressentir l'épaisseur des choses dans un endroit donné. Cependant, il y a eu du bonheur, là surtout ou je ne l'attendais pas : à l'aller. Il y avait de la pétole, du crachin et aucune visibilité en mer Celtique et  je suis parvenu à dormir 7 heures de suite. Puis en arrivant devant les côtes Irlandaises, le Fasnet au loin, le brouillard est tombé d'un coup et le vent avec. La mer était d'huile, aucune voile à l'horizon, les montagnes au loin et Jaoul qui clapotait dans une houle résiduelle. Le silence, un silence qui permet d'entendre le moindre bruit à des milles à la ronde. Un  poisson lune qui se dégonflait en rejetant à la surface un courant d'eau par la bouche. Je suis aller me coucher. J'ai dormi 7 heures supplémentaires. En me réveillant le matin, j'avais parcouru 18 milles et le brouillard était retombé.
    Le bonheur a été dans ce sommeil. J'ai eu le sentiment d'habiter la mer, d'avoir confiance en elle. J'étais comme un enfant qui te dis : je vais dormir chez toi. C‘est à dire que je saurais vraiment comment c'est chez toi à partir du moment ou j'y aurais passé la nuit. On ne peut complètement vivre un endroit que lorsqu'on le dort.
    Et le reste de la croisière ? Difficile à dire, mais les retombées ne sont pas là où je les attendais. Les retombées, ce sont les rencontres, le parler anglais que je perçois de mieux en mieux et que je pratique de plus en plus facilement, les contacts avec les gens qu'oblige la solitude et l'audace que cela requiert, et certaines belles photos.


    Clifden, mercredi 21 juillet.
    Il est onze heures du matin. Jaoul est posé sur sa béquille et penche du côté opposé au quai et je n'aime pas ça. J'ai pourtant mis des gueuses de fonte suspendues à bâbord pour le faire pencher du côté du quai, des gueuses que j'ai trouvées sur le quai en arrivant, mais ce n'est pas suffisant. Mon propre poids, à dormir dans ma cabine qui est à tribord, suffit à le faire pencher vers l'extérieur. Sinon, quand je suis absent du bord, il pose côté quai.

    Oui, le livre des Scorta m'a fait revenir sur ce qui m'anime le plus dans la vie. Eh bien c'est d'être sur deux plans à la fois. Celui de la réalité et celui de l'imaginaire. Quand le rêve rejoint la réalité, quand l'action nourrit le rêve et le rêve se projette parfaitement sur le réel en lui donnant ce qui lui manque, c'est-à-dire la résonance des harmoniques, ce qui nous entrouvre la porte de mondes merveilleux et insoupçonnés, là et seulement là je sais pourquoi je vis.
      La navigation  ne donne pas toujours l'occasion de cette conjonction. La plupart du temps, c'est le réel qui prend toute la place à cause de l'hostilité pour l'homme qu'est la mer. Ce n'est pas qu'on n'a pas le temps de rêver, mais l'attention que ça requiert empêche la projection. C'est quand le combat se termine que la projection a lieu comme dans cette pétole devant le Fastnet.
    Dans l'écriture, par contre on trouve cette conjonction. On est entrain d'écrire, donc de produire du réel et en même temps on est dans l'imaginaire car c'est à cet imaginaire qu'on veut donner forme. A la communauté de l'Arche (de Lanza del Vasto), j'avais souvent vécu sur les deux plans et ces moments-là m'avaient réjoui.
    C'est pour ces moments que j'avais décidé de m'installer dans la communauté. Mais j'ai été rattrapé par la banalité du temps ordinaire, la journée rythmée par le travail physique dans lequel aucune projection de mon imaginaire ne pouvait avoir lieu. Et je suis parti. Je sais à présent ce que j'aurais du faire pour rester dans cet environnement qui me plaisait, c'était de trouver le moyen de faire vivre cet imaginaire, lui donner un espace dans la communauté et une forme.
    Je sais ce que j'aurais du faire mais ne sais pas si j'aurais pu. C'est-à-dire de trouver le moyen de donner à  la communauté, non pas le travail physique qui me harassait des les premières secondes, mais le travail intellectuel et créatif dont je suis présentement capable. Il aurait fallu que je m'impose dans la communauté, cela n'aurait pas été facile, c'est sûr, mais j'y aurais trouvé mon compte.

    Ce que je ramène de cette navigation, ce sont une expérience plus dense encore de la vie en mer avec des impressions, des approfondissements sur des voies que j'aurais aimé explorer comme les langues étrangères, à n'aborder aucunement sur le plan scolaire ou strictement utilitaire, mais sur le plan du sens des mots et de leur histoire ; c'est cette expérience que j'ai faite avec les anglais dont j'ai fait la connaissance quand j'étais à couple au quai de Burtonport.
    Nous avions passé deux soirées à parler des mots, de leur sens profond, de la langue, de l'évolution du langage et des racines des mots que nous employons et tout ceci en anglais bien évidement. Ils ont été fort surpris, moi aussi d'ailleurs, que je parvienne à nous faire échanger sur des choses fort subtiles alors que mon niveau d'anglais et moins que moyen. Mais ce sont eux qui m'ont donné le moyen d'exprimer dans leur langue ce qu'il me tenait à coeur de dire.
    De même avec Susanne, dans sa maison d'Inishmeane.  J'ai réussi à lui raconter tout en anglais l'histoire de Xantiana dans « Chanter pour les vieux ». Elle a écouté car ça l'intéressait. Elle m'a fait comprendre que son imaginaire à elle  était lié à la langue gaélique et l'imaginaire collectif qu'elle véhicule ; d'ailleurs ses enfants apprennent à l'école en gaélique qu'elle prononce « gallic ». Et ce « gallic » m'a fait penser à ce fond culturel de l'ouest Européen  qu'on retrouve depuis l'Ecosse jusqu'au Portugal (Portus Gallus) en passant par le Pays de Galles, l'Irlande, la Bretagne, et la Galice et qui se manifeste d'abord par un refus d'une modernité uniformisante et consommatrice. Et nous avons parlé de cela, bien entendu. J'ai ramené des photos de cet endroit, vieilles maisons délabrées, peinture écaillée sur les portes, fenêtres borgnes, tourbières, et de l'île voisine, Gola, plus grande, avec ses lumières à saisir rapidement tellement le temps change vite à ces latitudes. J'ai ramené des photos d'Inishkeeragh, une île déserte près d'Arranmore et de Burtonport, lagon de sable blanc et eau turquoise, ruines, attaque en règle de sternes, vacarme des huîtriers pie dérangés et fuite des grands gravelots.
 


    Clifden, jeudi  22 juillet.
    Demain je pars à marée haute de 8h30. Il faut donc que je me lève à 6 heures pour me préparer et tout mettre en ordre de naviguer. Je compte mettre six jours pour rentrer.
    Trois jours et quatre nuits ici, c'est plus que suffisant. Clifden, j'en ai fait le tour. Je suis même allé boire une bière dans un pub avec de la musique traditionnelle hier soir. C'est sympa, c'est vrai, mais c'est sympa un quart d'heure et quand à faire des rencontres dans un bar bondé, il n'y à que Pépette pour y parvenir et je doute fort du niveau d'échange. Non, c'est quand même un bistrot où les gens se rendent pour tromper l'ennui. C'est fou le nombre de personnes que j'y ai vues en tête à tête avec leur téléphone portable guettant le moindre SMS qui pourrait tomber d'un moment à l'autre dans l'espoir de les sortir d'eux-mêmes.
    J'ai acheté des bouquins : deux lives de fairy tales, des contes irlandais et l'histoire de Granuaile,  Grace O'Malley qui fut la reine des Pirates d'Irlande au 16ième siècle et qui nourrit des légendes ici. Je ne sais pas si j'aurais le courage de tout lire en cherchant dans le dico chaque mot dont je ne connais pas la traduction en français, mais j'ai eu du plaisir à les acheter. J'ai acheté deux nouvelles chemises "grand-père" et des petites boîtes en fer joliment peintes dont certaines contiennent une minuscule poupée de chiffon pour Salomé. Je suis sûr que cela va lui plaire.
    Voilà donc Clifden, une ville à touristes avec des magasins fait pour eux. Je ne suis pas mécontent de reprendre la mer car au bout d'un moment on s'emmerde ici

    Je rentre, c'est la fin des vacances. Je ne sais pas quoi penser de tout çà. J'ai envie de dire, l'Irlande ? Bof ! Je ne sais pas très bien ce qu'il faut saisir de L'Irlande, probablement rien, parce que ce n'est pas à saisir, l'Irlande, c'est mieux en rêve en mythe qu'en réalité. Lisons donc James Joyce, on en saura plus.
    C'est le même « Bof ! » que j'ai eu après mes virées pédestres en solitaire. Je n'en avais pas tiré une grande joie. Je l'ai fait c'est tout. Je crois que je ne suis pas du tout fait pour vivre en solitaire, j'aime trop les échanges, les confrontations d'idées, les discussions et je pense sincèrement que c'est cela qui m'empêche de vraiment goûter le plaisir du voyage en bateau. Et puis, seul avec moi-même, je manque d'imagination. Je ne peux pas rebondir sur une parole de l'autre qui fait voir quelque chose qu'on n'avait pas vu.
    Peut-être que maintenant, j'ai envie d'autre chose, d'un autre rapport au bateau, à la mer, quelque chose de plus ensoleillé, peut être, avec un peu de pêche, de baignades de feux sur la plage avec des amis proches à faire griller des poissons.
      Le soir, un voilier entre dans le port. Une famille à bord. Je leur fais de grands signes afin qu'il ne cogne pas de la quille dans le mur (training wall) qui cours sous l'eau depuis le rivage jusqu'à ce petit dôme en pierre qui disparaît presque entièrement sous l'eau. C'est pleine mer de vive eau et c'est pour cette raison qu'ils passent sans toucher alors que moi, j'ai cogné Jaoul dessus l'année dernière. Des Ecossais, ils viennent d'Oban. J'aide à l'accostage puis à l'amarrage. Le voilier ne fait pas plus de huit mètres cinquante et cale un mètre quatre vingt.
    J'apporte des gueuses en acier, les dernières qui traînent sur le quai afin que le bateau penche du bon côté et pose correctement sur sa quille. Une fois le voilier amarré comme il faut, on parle de nos croisières, du Firth of Lorne, de Loch Crinan et de Tobermory, mes anciennes escales à vingt cinq ans d'ici.
    Je salue cette famille qui navigue avec peu de moyen et qui ose accoster avec un quillard dans un lieu qui assèche. C'est si rare de nos jours.
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Le bateau rouge de John et de sa famille
    L'homme me tend la main : « I'm John ! » dit-il avec une vive sympathie.  Sa poignée de main est ferme et chaleureuse. Je lui réponds aussitôt, puis sa femme l'appelle, le dîner est servi, il ne faut pas faire attendre. On se serre la main de nouveau avec l'espoir de se revoir : « I'll see you later! », mais c'est trop tard, demain, je pars de bonne heure.






De Clifden à Carentan

    Vendredi 24 juillet.
    Départ à 8h30. Après Slyne head, faire du 195° compas.
    Puis, s'ensuivent cinq jours sans escale, cinq jours pendant lesquels je n'ai dormi que quatre heures.
    Du vent de nord-ouest pour descendre jusqu'au sud de l'Irlande et avant de tourner au coin de Bull Rock, puis de Mizen Head afin de faire du sud-est pour traverser la mer Celtique jusqu'aux Scilly, le vent passe brusquement  au sud sud-est  me barrant le passage. Je  tire des bords, un coup vers la terre dans l'espoir de passer les caps du Kerry, un coup vers le large, pour tenter de m'en dégager suffisamment pour les passer sur l'autre bord et pendant ce temps le vent monte.
    Arrivé en fin de matinée devant Bull Rock, le soir, j'y suis encore. Mes bords sont si plats que je ne progresse pas d'un poil sur ma route. Vent de sud force huit. Trois ris dans la grand voile, foc yankee roulé et trinquette à poste. Près-bon plein. La mer est grosse et ça forcit encore.
    Je suis sur le bord vers le large (bâbord amure) et je n'arrive pas à faire moins de 270° en cap. La nuit descend. Je ne me sens pas rassuré. Je file six noeuds en plein Atlantique et fais une route ouest qui ne me va pas du tout.
    Je décide de ferler la grand-voile. Sous trinquette seule, Jaoul ne file plus que quatre noeuds. Ce qui est encore de trop pour aller à l'opposé de  là ou je veux aller. Et le vent monte encore ! Du « gale » qui disent par ici, force huit, on est passé au « strong gale » force neuf. 
    Le pont reçoit quelques crêtes de vagues qui éclatent en douche salée. J'ai fermé tous les aérateurs. Pas rassuré disais-je! Et je pense à Dingle, à Valentia, des ports dans lesquels j'aurais pu me réfugier car je savais que j'allais prendre un force huit sur le nez. Et voici que je me juge: imprudent, présumant de mes capacités, tandis que je regarde l'anémomètre qui se balade de plus en plus souvent au dessus des 45 noeuds. J'en viens à envier les goélands et les fous qui se moquent bien du temps qu'il fait. Il  en a de posés pas loin qui font le bouchon sur l'eau sans paraître indisposés.
    Sous l'effet des vagues Jaoul se comporte bien. Il salue les rafales en  gîtant et se redresse.
    J'ai  peur que la mer se creuse d'avantage, mais non! Les rafales qui frôlent les 60 noeuds l'aplatissent plutôt tandis que les crêtes pulvérisées partent à l'horizontale. Je n'ai plus rien à faire dehors, le pilote électrique barre tout seul, je rentre à l'intérieur et verrouille le panneau de descente.
    Dedans, la furie se calme: parfois une vague vient nous bousculer dans  un  floc-floc de bidon à moitié plein qu'on agite pour évaluer son contenu.
    Au GPS, je vois le cap monter un peu au nord. C'est bon signe. La dépression  passe et le vent adonne. Avec mes bords plats je peux désormais passer Mizen Head sur l'autre bord. Il n'est pas loin de deux heures du matin quand je vire lof pour lof. A virer vent debout, sous trinquette seule, Jaoul  n'aurais jamais franchi le lit du vent. 
    Tribord amure, le vent vient à présent du travers et bien qu'il n'ait pas molli, l'allure est plus confortable. Mais, quoique dans la bonne direction cette fois-ci, je ne file que quatre noeuds. Je n'ose renvoyer la grand-voile au bas ris. J'attends le jour pour faire la manoeuvre.
    Il est trois heures du matin. Je suis cloîtré à l'intérieur en chaussettes et chemise. Je ne compte pas remettre bottes, ciré et harnais et  remonter sur le pont avant le jour.
    Je veille au radar. Pas un navire à moins de douze milles.
    Je m'allonge un peu pour me reposer quand soudain un choc brutal sur la coque, un bruit métallique violent ébranle Jaoul qui s'arrète net! Tandis que je gicle de ma couchette à moitié désespéré, j'ai le sentiment qu'on vient de heurter un navire. En un éclair, je suis dehors. Les vagues toujours grosses, la nuit avec des trous clairs entre les nuages. Le vent violent. Et rien d'autre. Jaoul a repris sa route comme si rien ne s'était passé. Je redescends, inspecte le fonds. Pas d'eau. Rien. J'ai du taper dans un conteneur au ras de l'eau ou dans un ponton qui se serait détaché, dans une masse métallique en tous cas! Doit y avoir des bosses dans la coque, un pli dans l'étrave? J'irais voir plus tard! (Plus tard, au ponton à Carentan, je ne trouverais aucune trace du choc sinon une étrave griffée dont je ne suis pas sûr qu'elle ne l'ai pas été bien avant cette collision.)
    Le jour enfin.
    Je m'habille, renvoie la grand-voile à deux ris. Jaoul file huit noeuds.
    Plus tard, je ferle la trinquette et déroule le yankee. Bien plus petit que le génois, il tire pas mal par bon vent.
    Le vent de sud-ouest décroît force sept. Jaoul, au travers tribord amure, file jusqu'à neuf noeuds parfois. Il ne ralentira qu'en vue des Scilly le jour suivant, pour me laisser prendre mon déjeuner nu sur le pont sous un soleil radieux.

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    Ensuite la Manche.
    Deux jours encore. Les rails de cargos côté anglais : le radar sonne trop souvent pour que je puisse trouver le sommeil. Puis il se tait. Quand il retentit à nouveau, c'est le rail  côté français : je viens de dormir quatre heures, les seules depuis quatre jours. Avant, tant en Mer Celtique qu'en Atlantique, je n'ai pu trouver le sommeil alors que je n'ai croisé qu'un seul navire. Et de jour encore!
    Enfin les Casquets.
    Puis Aurigny. J'espère  passer La Hague avant la renverse. 
    A  La Hague, le vent tombe avec le soir qui vient. Pétole. Le courant s'inverse. La route sur le fond devient négative. Pas envie de me retrouver dans le raz Blanchard. J'affale, j'enroule et moteur à 2500 tours.
    La fatigue me saisit. Un endroit où jeter l'ancre. Cherbourg? Non. Pas intéressant. Quand j'y serais, je n'aurais qu'une heure ou deux à dormir, et ce n'est pas assez, avant que le courant ne redevienne portant. Je continue donc vers Carentan.
    Les bouées se succèdent, lumignons dans l'obscurité : la Pierre Noire, la Basse Régnier, les Equets.
    Puis Gatteville, Barfleur, la pointe de Saire.
    St Marcouf.
    Le temps me semblait long mais depuis St Marcouf,  le temps s'étire encore plus. C'est trop long… j'attends depuis si longtemps la fin de cette route lancinante au moteur.
 
    Il est cinq heures du matin quand je me couche enfin après avoir jeté l'ancre entre la bouée n°3 et la bouée n°5 du chenal d'accès à Carentan.

    Mercredi 29 juillet 2009.
    Il est onze heures trente quand je m'éveille. Reposé, mais pas assez. Grand soleil dehors, air chaud. Jaoul est posé sur le fond dans un peu d'eau que le vent vif de sud-ouest fait friser. Les bouées sont échouées sur les bords du chenal qui n'est plus qu'un filet d'eau. La baie des Veys montre ses dessous vallonnés : des langues de sable sur lesquelles les oiseaux sont rassemblés, des bosses et des creux, des flaques d'eau qui scintillent.  Au loin quelques phoques posés en banane sur le ventre, des veaux marins.
    Petit déjeuner.
    Puis ranger ce qui traîne. Mettre amarres et pare battages à poste.
    Attendre le flot, puis le chenal, l'écluse et manoeuvrer comme un fou pour faire entrer le bateau dans sa place à cause du vent qui pousse aux fesses  et Jaoul vrai sabot en marche arrière pour le voir enfin coincé entre le cat-way et cet immense rafiot  que le capitaine de port m'a collé comme voisin.  Je râle un bon coup, reprends la manœuvre et vais accoster  ailleurs près d'Endurance, le ketch en ferrociment de Mel et Marge.
    Je passerai la fin de la journée à boire des bières avec Melvin, parlant, riant avec Marjorie, essayant de la faire  parler français et racontant ma virée Irlandaise : en anglais bien sûr.

    Le lendemain, rangement du bateau, nettoyage. Jeudi, la route vers St Ouen de Thouberville et la reprise du boulot.



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    Rouen, cité administrative, mercredi 12 août 2009.
    Le temps a passé depuis ma croisière et je me traîne un peu. Je suis repris par mon attirance incoercible pour le glandage et ce n'est qu'aujourd'hui que je reprends mon texte. J'envisage de faire un reportage très personnel sur ma virée de l'été. Il me faut donc travailler mes photos et je souhaite apprendre à manipuler Indesign pour faire une mise en page PAO. Je ne m'y mets pas, je traîne. J'avais commencé un texte sur ma croisière de l'année dernière, il n'est pas fini. Et ma croisière à l'île de Sein? Rien fait non plus. Que de travail en retard qu'il me sera impossible de rattraper! Et personne pour me pousser au cul... Personne non plus dans l'attente de mon travail, alors à quoi bon?
C'est sous la forme de ce site Internet que j'ai répondu à cette envie de raconter. Tout y est. Il m'aura fallu trois ans.